A l’aube de l’histoire, sans qu’il soit réellement possible de dater la rupture avec la préhistoire, émergent des processus lents mais communicatifs d’appropriation de symboles autant que de techniques de conservation.
La recherche patiente de méthodes pour vaincre les périodes sans cueillette a donné naissance à l’agriculture et l’élevage : semer et récolter est entré dans les modes de vie, tandis que l’élevage donnait un stock de viande ou de produits appréciables : le fromage par exemple a été et est toujours un moyen efficace de conserver le lait.
Côté symboles, ce n’est pas l’écriture qui a permis de franchir une étape décisive, au sens où nous pouvons le comprendre aujourd’hui, mais la création de signes cunéiformes sur des tablettes d’argile avec pour objet de coder, codifier le commerce. La première écriture n’a jamais servi à lire et à échanger des réflexions ou des contes mythologiques. Elle a fourni l’outil de comptabilité nécessaire au commerce et des systèmes de classement à travers des listes, première étape de matérialisation de notre mémoire.
Ces balbutiements ont été modestes et ne se sont diffusés que dans la durée. Depuis Uruk, la première ville monde de Mésopotamie jusqu’à Artaban qui marque la fin de cette civilisation, il s’est écoulé 3000 ans. 3000 ans durant lesquels des scribes ont recopié à l’identique des listes sur l’argile, pour apprendre et conserver des traces d’échanges, de transactions, d’actes authentiques de propriétés, d’actes juridiques… La découverte de la gestion, complément indispensable de la création de stock a modifié l’organisation humaine.
Ce lent mouvement de l’histoire constitue cependant un choc économique majeur que l’on peut caractériser dans la durée. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une innovation ou d’innovations qui auraient bouleversé des habitudes, mais bien un mouvement massif qui a pénétré l’activité humaine globale d’une société en profondeur.
Ainsi ce qui a fait la civilisation mésopotamienne est un changement majeur dans la capacité à stocker et par voie de conséquence à cultiver et à commercer ces stocks avec l’appui d’une gestion comptable formalisée dans l’argile.
Dans la première ville du monde, Uruk, des monuments ont été construits dont on a longtemps pensé qu’ils étaient, comme centres de pouvoirs des édifices religieux, mais ils avaient probablement des fonctions diverses : espaces de réception, de réunion, centres administratifs, résidences palatiales, et plus probablement encore lieux de stockage. La dynamique d’Uruk a été décrite par Mario Liverani, qui insiste sur ‘ « accumulation première » d’Uruk pour expliquer sa dynamique (1).
L’émergence de la comptabilité pourrait-on dire a constitué le premier choc économique collectif qui s’est traduit par l’accumulation – modeste mais certaine – au niveau collectif de surplus de subsistances. Les élevages issus de lents progrès incrémentaux ont fourni le lait, la viande, le poil, la laine, le cuir, puis les porcs et les bœufs et plus tard les ânes. Quant aux terres, elles ont progressivement, avec l’irrigation, produit l’orge, l’engrain, le blé, les légumineuses puis enfin les cultures maraîchères et les arbres fruitiers.
De même des progrès ont été accompli en irrigation, les premiers chariots à roues ont fait leur apparitions et l’araire a permis d’accroître la productivité. Quant au tour de potier, il a permis la production de céramiques aux fonctions variées, mais toujours pour recueillir des produits ou les stocker.
Ainsi grâce aux stocks s’est créé une dynamique commerciale, mais également une capacité sociale de redistribution dans la ville. Les textes cunéiformes archaïques semblent montrer que seul un tiers de la récolte était suffisant pour subvenir aux besoins des hommes et des animaux, ainsi que pour couvrir les besoins en semences et donc deux tiers étaient disponibles pour être récupérés par l’organisme central pour les usages sociaux (op. cit. p. 65)
Ces lents développements où ont coexisté accumulation des stocks, commerce florissant et comptabilité se sont diffusés par percolation. L’image de la percolation est celle de la diffusion d’un fluide dans un milieu perméable. Les interstices, les pores se comblent progressivement tandis que le milieu déjà humidifié reste un lieu de passage.
Le modèle de percolation est connu en statistiques pour analyser la propagation d’épidémies ou le développement de feux de forêts, mais il s’adapte aussi parfaitement pour l’analyse de la diffusion d’innovations qui procède du même mode de contact direct.
Ainsi le choc économique de percolation finit par acquérir une ampleur considérable, un peu comme peut le faire un feu de forêt ou une épidémie et sa caractéristique n’est plus la diffusion foudroyante d’une innovation sur une courte période du fait des avantages qui apparaissent, mais l’inexorable progression d’une avancée technique. Au final, c’est une civilisation longue qui émerge et qui procure un avantage décisif sur d’autres populations et sur de précédentes générations.
- Cornette, Joël.(sous la direction de) La Mésopotamie, de Gilgamesh à Artaban 3300-120 av. J.-C., Belin sept. 2017, 1042p.