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Le stockage alimentaire à l’origine des inégalités

(supplément au chapitre 1 – les enjeux du stockage)

 

IMG_2761L’idée la plus fréquente lorsqu’il s’agit de parler de sociétés primitives est de catégoriser les « chasseurs -cueilleurs »  comme ayant précédé les agro-pasteurs. Cette approche historique qui a le mérite d’être simple mais fausse, s’accompagne d’une description de ces sociétés qui ne l’est pas moins. Les chasseurs-cueilleurs auraient vécu sans inégalité alors que l’agriculture aurait semé les premiers troubles avec l’apparition de la propriété et son corollaire l’appropriation d’une plus value si chère aux analyses marxistes.

 

Mais voilà ! Alain Testart, remarquable ethnologue français a, dans un ouvrage  fondateur « les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités »*  mis en valeur une réalité bien différente à partir d’études minutieuses : stratification sociale, religions, organisation collective, valeurs partagées … il a passé au peigne fin, de façon extêmement documentée,  toutes les recherches qui ont porté sur les premières sociétés des cinq continents. Alors que généralement, les sociétés premières de chasseurs cueilleurs sont présentées comme des exceptions lorsqu’elles n’entrent pas dans le moule prédéfini et idéalisé, il s’est aperçu bien au contraire que les exceptions finissaient, de par le nombre, à devenir la généralité : les chasseurs cueilleurs ont bien vécu avec une organisation sociale structurée et aussi des inégalités flagrantes.

C’est sur ce point que la démonstration d’Alain Testart est la plus intéressante car elle reprend le débat originel sur les inégalités qui traversent l’ensemble des organisations humaines avec une recherche des causes jamais tranchée : est-ce la propriété – nécessaire pour cultiver la terre – qui est à l’origine des inégalités comme on l’a longtemps cru ? Sa réponse est clairement négative.  Il y voit une toute autre origine : le stockage alimentaire.

En effet, les sociétés de chasseurs cueilleurs tout d’abord étaient loin d’être nomades et aussi loin de pourvoir tout juste à leurs besoins alimentaires contrairement à l’image que l’on décrit dans les manuels scolaires. Ces sociétés ont démontré leur capacité à stocker sans pour autant éprouver la nécessité de cultiver une parcelle de propriété.

Ce premier stockage de produits alimentaires va avoir pour effet de développer le don au détriment du partage. Et ce don est étroitement lié à la catégorisation sociale où apparaissent ceux à qui l’on donne et ceux qui donnent et qui captent le pouvoir sur leurs congénères.

La théorie du surplus, axe majeur du marxisme, est donc sans objet. Pour mémoire, dès le néolithique, la révolution agricole aurait permis à une partie des membres de la société d’agro-pasteur d’offrir à une partie de ses membres de s’abstenir de la quête de subsistance pour se consacrer à d’autres tâches. Ainsi, selon la théorie marxiste, se serait créé le premier marché et donc la division du travail et un début d’inégalités. En réalité comme le souligne Alain Testard : «  la théorie du surplus ne peut rien expliquer »

En réalité, « la pratique de la conservation de la nourriture faire entrer d’un coup les produits alimentaires (c’est-à-dire la plus grosse partie de la production) dans la sphère de la circulation ». Là se situe l’origine des inégalités. Ainsi se trouve mis en pièce la théorie marxiste qui s’est toujours appuyée sur le « sens de l’histoire » pour étayer ses démonstrations. En réalité donc, l’appropriation des moyens de production n’y est pour rien dans la stratification sociale et seule la possibilité, l’opportunité ou la chance d’obtenir un stock permet de créer un rapport de domination. Cette analyse, si elle ne remet pas en cause l’existence de rapports de force, change complètement la donne puisque l’ennemi public n’est plus le propriétaire, en particulier la figure du patron mais ouvre des voies nouvelles de recherche sur la véritable origine des inégalités et éventuellement la façon de revenir à un mythe fondateur de toute société : le jardin d’Eden du partage entre les hommes.

A cela nous voyons un nouveau « sens » de l’histoire qui pourrait constituer une piste intéressante : non seulement l’entrepreneur peut être remis au centre du jeu économique sans susciter de haine viscérale en tant qu’exploiteur du peuple, mais plutôt comme solution en tant que fournisseur de richesse.

Comment ces richesses peuvent-elles contribuer à une nouvelle répartition ? Sans aucun doute par le biais d’une répartition non plus de biens rares, mais plutôt d’une abondance et d’une autonomie totale d’un petit groupe d’individus : autonomie alimentaire par le biais d’un stock de sécurité à petite échelle, autonomie totale sur le plan énergétique d’un petit groupe d’individus.

Nous passons ainsi, à partir de la simple analyse du stockage alimentaire des chasseurs cueilleur, de l’idée fausse de la nécessaire mise en œuvre de moyens collectifs de production – le communisme qui a partout échoué dans le monde – à la mise en œuvre réaliste  de moyens de stockage autonome à l’échelon microéconomique. C’est à notre sens la meilleure explication que nous pouvons donner à l’échec du marxisme à travers le monde : le collectivisme n’a pas fonctionné car il n’a jamais permis de retrouver une économie de partage par rapport à une économie de don, gérée par un pouvoir central.

  • Testard, Alain. 1982. Les chasseurs cueilleurs ou l’origine des inégalités. Paris. Société d’ethnographie.